Privilèges et violences ordinaires : une architecture invisible des discriminations

Avec Nathalie Achard

On ne peut plus rien dire.
On doit pouvoir rire de tout.
C’était mieux avant.
(Sous-entendu : “quand les gens qui souffraient ne s’en plaignaient pas”.)

Si j’ai déjà prononcé ou juste pensé l’une de ces phrases, je suis privilégié·e. Je fais partie, probablement sans le vouloir, d’un groupe dominant.
Et nous sommes (presque) toustes l’oppresseur·e et l’oppressé·e de quelqu’un. 
L’autrice d’En finir avec les discriminations nous a fait l’honneur et le plaisir de partager, avec beaucoup d’humanité et d’humilité, ses connaissances afin d’esquisser les architectures invisibles de bon nombre de discriminations.
Retour sur la conférence animée le 25 avril 2023 par Nathalie Achard, riche en enseignements.

Nathalie Achard sur la scène d'un amphithéâtre dans les locaux du groupe Iliad à Paris. Derrière elle est affichée la "Roue des Privilèges".

Avant-propos

Je suis classiste. Je suis hétéro-sexiste. Je suis raciste.
Quand je suis en situation de privilège, et qu’on me le dit, je le vis comme une agression. Et c’est normal. La question c’est ce que j’en fais après.

Il n’est aucunement question de moralité dans cette proposition. 

Si j’estime que ma libération passe par celle des autres, alors je peux devenir allié·e
En premier lieu, il sera nécessaire de prendre conscience que nous vivons dans un rapport de domination permanent. Puis réaliser que nous entretenons les violences, avant de faire un travail sur soi.

“Privilège(s)”

Le privilège désigne l’ensemble des avantages indus et inconscients dont certaines personnes ou groupes sociaux bénéficient. Dans les années trente, W. E. B. Du Bois parle du “salaire psychologique” qui permettait aux blancs pauvres de se sentir supérieurs aux noirs pauvres. On parlait aussi de “white-skin privilege” (privilège de peau blanche) durant le mouvement américain des droits civiques.

Le concept s’est davantage développé à la fin des années 80, via Peggy McIntosh, universitaire (blanche) américaine, alors qu’elle dressait une liste des privilèges des hommes blancs (“lorsque je prends la parole, on ne suppose pas que je représente l’ensemble de mon groupe ethnique”, “si je demande à parler à la ou au Responsable, je peux parier que ce sera une personne de mon groupe ethnique”, par ex.) 

Ce privilège, ces avantages, j’en bénéficie juste par le fait d’être au monde. En respirant.
Alors que lorsqu’on est opprimé·e, on doit se justifier en permanence. 

En prendre conscience, c’est essentiel. Do your homework. 

Trois niveaux de conscience

Nous baignons toustes dans des récits collectifs, des récits que nous portons en nous, que nous reproduisons, la plupart du temps inconsciemment.

Lorsque je dis (ou même que je pense) “c’était mieux avant”, lorsque je ne vois pas le problème lorsque quelqu’un se plaint, je peux constater qu’il y a un travail personnel à réaliser pour identifier mes propres biais. C’est le niveau personnel.

Lorsque j’ai une connaissance théorique d’une discrimination, mais que je souligne la différence (“c’est pas trop dur de trouver du travail en France, avec ton nom de famille ?” “ah tu es lesbienne ? ça se voit pas !”), alors je continue à faire persister le récit de la discrimination. Les biais sociétaux sont identifiés, reste à déconstruire des croyances et à refléter ce niveau de conscience dans mes mots et gestes. C’est le niveau interpersonnel.

Idéalement, il n’y a pas de sujet. Pas besoin de cette conférence, de cet article, des essais, études et podcasts sur les discriminations ordinaires. Il s’agirait d’une véritable révolution de conscience ; nous sommes au niveau systémique.

Quelques discriminations ordinaires

Rappel bref et non-exhaustif de discriminations courantes dans notre société.
Une liste par ordre alphabétique –c’est important car il ne s’agit évidemment pas de les hiérarchiser.

Nota-Bene : Nathalie Achard préfère exclure complètement l’utilisation du suffixe “-phobie”, qui pourrait légitimer un certain nombre de réactions de rejet, de déni ou d’évitement.

Classisme

“Discrimination fondée sur l’appartenance ou la non-appartenance à une classe sociale, souvent basée sur des critères économiques” (Wikipédia).

Lorsque je prends le temps de lire cet article, que je réserve une soirée en semaine pour assister à une conférence pour identifier ou réduire mes biais, lorsque je m’engage dans une démarche écolo, que je fais le choix de travailler pour une association plutôt que chez Total, j’ai probablement le privilège d’appartenir à une classe sociale aisée. Et j’ai certainement un bon nombre de biais classistes. C’est également très lié au patrimoine culturel.

Sauriez-vous dire quel est le seuil de pauvreté, aujourd’hui en France ? 1063€/mois. Dix millions de Français·es sont dans ce cas.

Même la consommation des gens pauvres est largement stigmatisée : se battre pour des pots de Nutella en promo ? donner une pièce à une personne sans domicile fixe “pour qu’elle s’achète de l’alcool” ? Nous nous empressons de juger.

Hétérosexisme

Rejet des personnes non hétérosexuelles, en raison de leur orientation sexuelle.
Ce n’est qu’en 1981 que la France rejette le classement par l’OMS de l’homosexualité comme maladie mentale. Rappelons que même Alan Turing, qui a pourtant permis d’écourter la Seconde Guerre mondiale (!), a fini par se suicider car condamné à suivre un traitement hormonal qui l’empêchait de réfléchir correctement.

Lookisme

Nathalie Achard définit cette discrimination comme un moyen de contrôle des corps et de l’apparence. Une oppression très pernicieuse –et fort lucrative. En moyenne, les Françaises dépensent 6,80 € par jour en produits de beauté​​, soit 2482 € par an.

A l’opposé des personnes discriminées à cause de leur poids, leur âge ou les traits de leur visage, celles qui bénéficient du pretty privilege (privilège d’être considéré·e comme joli·e). Les professeurs vu·es comme belles/beaux sont plus écouté·es, les élèves dont le physique répond aux normes de beauté en vigueur ont de meilleures notes, les salarié·es perçu·es comme visuellement attirant·es sont aussi mieux payé·es.

Nous grandissons avec des diktats forts, véhiculés entre autres par les contes pour enfants. Face aux Barbie et autres princes charmants, Shrek a été une révolution !

A l’intérieur du lookisme, l’âgisme ou encore le “mincisme”. C’est par exemple quand un co-voitureur refuse de prendre un passager en le voyant à cause de sa corpulence, car il estime que les autres n’auront pas la place. C’est dès 4 ans qu’un·e enfant va intégrer que le mot “gros” est connoté négativement. Pas un hasard si dans le pack Barbie “Pyjama Party”, le seul conseil que l’on retrouve sur un feuillet est “ne mange pas”… Une catastrophe en termes de santé –physique et mentale.

Racisme

De la Renaissance à la Révolution, les femmes de la Cour puis de la bourgeoisie utilisent du blanc de céruse pour éclaircir la peau, un véritable poison à base de plomb, qui les tue à petit feu.

L’être humain est capable d’empathie. Moins on ressent d’empathie, plus on peut laisser place à la prédation, à l’utilisation et au contrôle de l’être vivant comme pour un objet. Afin de pouvoir exploiter certains groupes, il est nécessaire de les déshumaniser. On va alors inventer un système de catégorisation, puis de hiérarchisation entre ces catégories sociales. La carnation, la classe sociale, l’expression de genre peuvent être autant de critères utilisés pour oppresser des personnes.

Les conséquences sont telles que l’on parle de racial trauma : les violences sont tellement systématiques, répétées, qu’elles créent de l’anxiété, des céphalées, un hypervigilance, des cancers… Au même titre que le stress post-traumatique. 

Lire aussi :
Le racisme expliqué à mes amis

Sexisme, transphobie, exorsexisme (ou enbyphobie)  

Discriminer, violenter, oppresser sur la base du genre (qui est, rappelons-le, une construction sociale). N’admettre qu’une binarité de genre, figé sur un choix de la société imposé à l’individu avant même sa naissance. Et hiérarchiser, voire invisibiliser ces groupes sociaux –l’homme cis étant en haut de la pyramide.

Les féminicides, les violences faites aux femmes “parce que ce sont elles qui les provoquent” car elles ne se soumettent pas aux injonctions, ou car elles sont possédées comme des objets. 

Lire aussi :
120+ exemples du privilège masculin dans la vie de tous les jours

Validisme

Notre société estime qu’un handicap est une erreur, un échec, un manque. Un malheur qui doit forcément peser et placer les personnes handicapées en position d’infériorité face à une norme donnée. Elles seront donc victimes de préjugés et de discriminations diverses, dans un contexte de très faible solidarité. Pour dépasser les a priori, aujourd’hui en France la seule façon de s’en sortir lorsqu’on a un handicap, c’est soit de se sur-adapter, soit de réaliser et valoriser des exploits.

Le courant oraliste, interdisant la langue des signes aux sourds dans la plupart des pays d’Europe entre la fin du XIXè siècle et les années 1980, atteste la violence des institutions envers les minorités. 

Rappelons que 80% des handicaps sont invisibles, et que dans notre pays, près d’une personne sur cinq est porteuse d’au moins un handicap.

Typologie des micro-agressions

Exemple de micro-agressions du quotidien, de ces mots ou petits geste méprisants, hostiles, révélateurs d’une oppression : 

  • Micro-invalidations : “Il suffit d’avoir un peu de bonne volonté pour maigrir”, “On peut plus rien dire”, “On va quand meme pas se peindre la peau en noir !”
  • Micro-attaques : “Je voudrais un docteur compétent”, changer de place dans le métro lorsqu’on se retrouve face à deux femmes qui s’embrassent ou quand une personne noire s’assied à côté
  • Micro-insultes : “Tu danses bien pour un gros”, “Tu es bien éloquente pour une noire”, “Quoi, tu es lesbienne ? Ca se voit pas du tout” ou “Tu es jolie pour une lesbienne”

Quand on commence à s’éveiller, le préfixe “micro-” semble complètement hors-sujet –voire inaudible. 

Quand ça m’arrive, que faire ?

Quand je suis victime d’une agression/discrimination

Avant tout, je me protège. Même si les autres ou même la petite voix à l’intérieur de moi-même seront peut-être tentés de me faire minimiser ce que je viens de vivre, ce n’est pas une petite chose. C’est un trauma.

Si je me sens en sécurité avec certaines personnes, je peux demander de l’aide. Si mon état physique et émotionnel me le permet,  j’exprime que je refuse d’entendre ça. 

Pas d’injonction à le faire. Seulement si je le sens.

Quand je suis témoin d’une agression/discrimination

Exiger à la victime d’expliquer son état émotionnel ou le pourquoi du déclencheur serait une double charge, d’où l’importance d’être prêt·e à prendre le relais. Mais attention au triangle dramatique : je peux être tenté·e de me positionner en sauveur ou sauveuse et ainsi maintenir les dynamiques d’oppression. 

Ce qui ne veut pas dire qu’il vaille mieux rester passif·ve en se disant que ce sont les autres qui réagiront. Ca, ce serait se déresponsabiliser. Il est de mon devoir, en tant que personne privilégiée, de prendre soin du groupe.

Dans un premier temps, je demande à la personne visée comment elle se sent, pour me positionner en témoin lucide, signifier ma solidarité. Dans l’espace public, ça peut être me mettre à côté de la personne qui vient de se faire agresser. Ça casse l’isolement, ça rééquilibre la situation. Puis je demande discrètement (ça peut passer par un simple regard, un petit mot…) si elle a besoin d’aide. Bref, je cartographie le contexte avant d’intervenir spontanément en héro·ïne : cela pourrait mettre la personne en difficulté (sur l’instant ou par la suite, l’agresseur·e pourrait se retourner contre la victime).

 “Ce qui se fait pour nous, sans nous, se fait contre nous” –Nelson Mandela

Quand je suis moi-même l’auteur·ice d’une agression/discrimination

Je prends pleinement mes responsabilités. J’oublie les “j’ai pas fait exprès”, j’assume et je dis “je l’ai fait”, sans me justifier (avec des “ce n’était pas mon intention, tu me connais quand même, j’ai fait ceci ou cela de bien pourtant”). Oui, c’est désagréable de faire du mal à l’autre. C’est difficile de renoncer à l’idéal de soi que l’on peut se faire. Ça arrive de se tromper. Je prononce un “je t’ai fait mal, je le vois, je suis désolé·e”. Point.

Je ne demande pas d’empathie à la victime –ce serait une triple charge. Si j’ai besoin d’écoute empathique, je la demande ailleurs.

Limites et paradoxe

Toute cette théorie est “facile” à comprendre, à retenir. Mais de retour dans la vraie vie, sur le terrain, c’est souvent notre cerveau limbique et reptilien qui prennent le dessus. En réalité, peu de gens réagissent aux agressions. La peur de se différencier du groupe, de recevoir hostilité et/ou rejet en raison de cette réaction, paralyse 95% des gens.

L’intériorisation des discriminations à des fins de préservation ne fait que perpétuer ces mécanismes de domination. (Ex. : Je suis blonde et je prétexte ma couleur de cheveux avec auto-dérision quand j’ai mal compris quelque chose. Je suis Maghrébin et je fais une “blague” insinuant que les Arabes sont des voleurs.)
Le récit nous fait accepter l’inacceptable. Et c’est tout à fait entendable car se protéger est un réflexe indispensable pour la personne ou le groupe opprimé. Le cercle vicieux s’installe, le statu quo demeure.

A retenir

1- Quand j’ai fait du mal, j’admets mon impact (même si j’ai l’impression de n’avoir rien fait). Je m’excuse succinctement, sans en faire des caisses ni demander de l’empathie à la personne blessée. 

2- Je me renseigne seul·e, plus tard, sur les causes de cette douleur. 
Demander aux personnes racisées ou sexisées de se justifier, d’expliquer, d’illustrer ce qu’elles vivent c’est réactiver en permanence des traumas.

3- Je ne peux pas estimer qu’une personne opprimée dessert sa cause. 
Je ne peux pas non plus demander à celleux qui souffrent d’exprimer leur colère ou leur souffrance de manière plus douce, de façon à ne pas déranger –le tone policing est une oppression supplémentaire.

4- J’essaie d’être une vigie du consentement, du vrai consentement –or certaines personnes, de par leur manque de privilèges sociaux, sont en incapacité de dire non. “Qui ne dit mot consent”, c’est faux.

5- Si je ne me connecte pas à mes émotions, si je ne reste qu’à un niveau intellectuel, nous ne pourrons pas avancer. Ce qui m’énerve, m’irrite, me chiffonne, me surprend, me fatigue, me rend triste… est un excellent point de départ à creuser.

6- Je fais le deuil de cette personne idéale qui a tout lu, qui se renseigne, qui milite. J’accepte que je fais des boulettes et que je vais continuer à faire des boulettes.

“Quand je me plante, je pousse”
–Michelle Guez, formatrice CNV

2 colonnes où sont collés des post-its, sur un mur : "pépite d'apéro, ce qu'i m'a fait réfléchir" à gauche, "petit pas, quelle action dès la semaine prochaine" à droite.


Remerciements


Un grand merci à Nathalie Achard d’avoir accepté notre invitation.

Merci aussi à la librairie Un livre et une tasse de thé, librairie féministe près de République à Paris. Vous pourrez vous y procurer le livre de Nathalie Achard, Mon privilège, ton oppression (19,90 euros), récemment réédité en format poche sous le titre En finir avec les discriminations : prendre ses responsabilités et agir (8,50 euros).

Enfin, merci à Scaleway (groupe Iliad) de nous avoir accueilli·es dans ce bel amphi.

3 réponses à « Privilèges et violences ordinaires : une architecture invisible des discriminations »

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  3. […] en raison de ton identité (réelle ou supposée) ? Tu ne sais pas trop comment réagir face à ces « micro-agressions », elles ne sont peut-être pas assez frontales ou assumées pour être dénoncées, ou tu n’as […]

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