« N’oubliez jamais qu’il suffira d’une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant.”
Nous connaissons tout·e·s cette citation de Simone de Beauvoir. Aujourd’hui, elle est plus que jamais d’actualité. La révocation de Roe vs Wade par la Cour Suprême des États-Unis, du nom de l’affaire qui fit jurisprudence et conduisit à la légalisation de l’avortement, nous le rappelle. La crainte de ses répliques également. L’histoire des femmes s’écrit avec celles des minorités opprimées, en dehors d’une “Histoire avec un grand H”, masculine et blanche. Des histoires de vie singulières face à un récit unique : Annie Colère est l’une d’entre elles.
Note: l’article révèle un élément de l’intrigue survenant vers le tiers du film.
Le film Annie Colère effectue un devoir de mémoire. Se rappeler d’où nous venons, pourquoi, et comment, nécessite de faire appel à une mémoire alternative, qui se situe au-delà des manuels, des batailles et des manifestes : la mémoire des générations avant la nôtre, des expériences vécues par nos mères, et par leurs mères avant elles.
Les émotions colorent les souvenirs. Ces émotions, nous les prenons de plein fouet en entrant avec Annie (Laure Calamy) dans l’arrière boutique d’une librairie. Là se tient une permanence du MLAC. Annie vient se faire avorter. Les femmes présentes, tour à tour, prennent la parole. Leurs histoires et leurs raisons diffèrent, mais toutes racontent la peur, la honte, et surtout la violence sociétale, qui s’exprime parfois de manière terrifiante par le biais du corps médical — à l’image de ce curetage, pratiqué sans anesthésie, sous les insultes.
D’une bataille privée à un combat public
Nous attendons d’un système de santé qu’il nous protège. Mais nous avons nous-mêmes du mal à y croire lorsqu’il équivaut à surveillance, lorsque l’on risque sa vie pour y échapper : la voisine et amie d’Annie décède d’un avortement clandestin. De cette réfutation surgit la prise de conscience. Annie ne se voyait pas militante. Mais sans doute pense-t-elle aux femmes qu’elle aurait pu aider en rejoignant le MLAC, à ces visages anonymes auxquels se superpose désormais celui de sa voisine.
Un basculement s’opère. Il ne s’agit plus d’une collection de batailles privées, dont on parle en chuchotant au téléphone, mais d’un combat, collectif et juste, qui s’inscrit dans une histoire globale. Annie Colère livre ce combat publiquement. On a peur de la voir prendre autant de risques, d’être aussi sûre de son droit. On n’ose pas encore, tout à fait, se laisser porter comme elle. S’emparer d’un miroir pour découvrir son corps, réhabiliter ce “bas impur” (1), transmettre les gestes interdits et les paroles qui rassurent : ces transgressions, à une époque pas si lointaine, auraient valu persécution. La chasse aux sorcières fut, elle aussi, un contrôle des ventres. Leurs velléités d’indépendance faisaient d’elles des marginales sans possibilité d’action collective. Aujourd’hui, cette indépendance est devenue une cause commune, certes toujours suspecte, que le contexte sociétal, politique, démographique de l’après-guerre et de mai 68 aura sans doute permis de tisser.
Dans le film de Blandine Lenoir, la sororité est une matrice. La multiplication des comités MLAC sur le territoire ressemble à une division cellulaire ; et l’on imagine autant d’histoires similaires se produire simultanément, d’autres Annie, Hélène, ou Monique accueillir et soulager la détresse — peut-être chantent-elles aussi Dalida, les Enfants du Pirée.
Des hommes confrontés à leur pouvoir
Alors que les femmes s’unissent au-delà des classes sociales et les générations, les hommes, eux, semblent débordés et isolés. Faisant le piquet devant le MLAC, ce policier fait rire : il est le représentant d’un État inoffensif, inutile, et qu’on aperçoit à peine. Car pour une fois, le mouvement de l’histoire se fait sans impulsion masculine : il va donc falloir, seul, choisir son camp.
Les médecins sont appelés à comprendre, moduler, voire transmettre leur pouvoir. Il leur faut parfois passer du côté de la vulnérabilité des patientes pour comprendre la violence potentielle contenue dans l’acte médical. Ce jeune interne est forcé à s’allonger sur une table gynécologique, les pieds dans les étriers, dans un univers hospitalier dont la froideur contraste avec la chaleur humaine des scènes précédentes. De cette situation que nous connaissons toutes si bien, on aurait presque envie de faire un cours obligatoire à la faculté : apprendre à prévenir, expliquer, agir avec douceur, afin que l’acte médical ne soit jamais un acte de domination, et les patient·e·s, jamais des victimes.
Mais c’est en observant les maris que l’on devine au plus juste les tiraillements et divisions dans les foyers de l’époque. On imagine les repas familiaux dans les cuisines d’antan : des prises de position plus ou moins timides, des tons plus ou moins péremptoires et des disputes plus ou moins fortes, et les yeux baissés des enfants qui écoutent. Le mari d’Annie (Yannick Choirat) incarne cette ambiguité, tiraillé entre le jugement de ses pairs et son amour pour sa femme. Syndicaliste, il a le choix de soutenir ou non l’implication politique de son épouse : c’est un test pour ses propres convictions. Père de famille, il doit reconfigurer son rôle, jusque-là central, afin de permettre à sa femme d’être plus qu’une mère, plus qu’une épouse.
Des droits jamais complètement acquis
L’avortement a été légalisé en France le 17 janvier 1975. Le film montre un étrange désoeuvrement s’emparer des militant·e·s… il ne peut, hélas, qu’être de courte durée. Les dispositifs qui permettent l’avortement, utilisés par la méthode Karman et qu’on peut voir dans le film, n’ont jamais cessé d’être utilisés aux Etats-Unis. Depuis la décision de la Cour Suprême, des activistes en sécurisent même les stocks (2). En France, où des politicien·ne·s s’imaginent encore que l’on avorte “par confort”, on ne peut que s’inquiéter du retour de bâton réactionnaire. Il fut annoncé par Simone de Beauvoir et théorisé plus tard comme le “backlash” par Susan Faludi : toute avancée significative des droits des femmes est suivie d’une riposte conservatrice (3).
Cette riposte ne s’effectue pas que dans la sphère publique. De tristes décomptes nous rappellent chaque année que l’espace intime est trop souvent un lieu de danger. Une femme peut être tuée par son conjoint parce que, précisément, elle souhaite exercer la liberté de son corps et de ses choix de vie. En France, en 2022 : 146 féminicides. C’est pourquoi il faut raconter les histoires des femmes. Et espérer qu’un jour, comme Annie, elles seront si heureuses et libres que nous ne le ferons plus par nécessité, mais par plaisir.
Si vous avez la chance de vivre dans une des villes où le film est encore diffusé, foncez le voir. C’est aussi relativement familial, il n’y a pas d’images choquantes même si le thème est lourd.
Références
(1) À propos de la chasse aux sorcières:
En retraçant l’histoire de la chasse aux sorcières (Sorcières, Éditions La Découverte), Mona Chollet en décrit les mécanismes et notamment la double guerre menée par les hommes aux femmes et à la nature.
Elle en parle également dans ce podcast de La Poudre, dont l’article reprend l’expression « bas impur ». Elle y aborde notamment l’évolution de la médecine et du rapport aux patient·e·s, ce qui résonne beaucoup avec le propos du film Annie Colère à ce sujet.
(2) Cet article paru dans The Atlantic décrit les enjeux d’enseigner la méthode Karman et de savoir fabriquer son dispositif, le « Del-Em », pour les militant·e·s des Etats-Unis, alors que Roe vs Wade vient d’être annulé.Sur la riposte antiféministe (le « backlash »):
(3) Au sujet de la riposte anti-féministe:
Susan Faludi, l’autrice de Backlash, sorti aux Etats-Unis en 1991, es la première à décrypter l’organisation de cette riposte.
Amandine Clavaud, directrice de l’observatoire de l’égalité femmes-hommes de la Fondation Jean-Jaurès, a analysé dans son livre Droits des femmes, le grand recul (Editions de l’Aube), le recul des droits des femmes en Europe lors de la crise sanitaire. Elle parle du phénomène au micro de France Inter (les passages intéressants sont vers 14’30 et 38′ si l’on n’est pas fan de l’humour de l’émission).
Christelle Taraud, historienne, coordinatrice de l’ouvrage Féminicides. Une histoire mondiale (La Découverte, 2022), nous parle de cette riposte et de la notion de « continuum féminicidaire » dans cet article de Mediapart.


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